Dans l’histoire de la carte postale, l’année 1903 est connue pour l’arrêté du 18 novembre pris par l’administration des postes françaises afin d’autoriser la circulation de cartes postales illustrées d’un nouveau modèle où le recto est divisé en deux parties : celle de droite étant réservée à l’adresse et celle de gauche destinée à la correspondance, ce qui permettait de consacrer entièrement le verso à l’illustration. Les cartes postales imprimées avant 1904 avaient un dos simple réservé à l’adresse et l’illustration n’occupait pas entièrement le verso afin de laisser de la place pour un message.

Dos 2

Cet arrêté avait pour but de favoriser l’industrie et la vente des cartes postales illustrées qui étaient alors en pleine extension[1] au point d’inspirer critiques et diatribes à quelques hommes de lettres dont Pierre Mille (Choisy-le-Roi, 27 novembre 1864- 12 janvier 1941), Arsène Arnaud Clarétie, dit Jules Claretie (Limoges, 3 décembre 1840 – Paris, 23 décembre 1913) et Jean-Baptiste Jeuge, dit Jean Darvor (Pionsat, 8 janvier 1883 – Reims, 25 février 1970).

N.B.: L'accès à ces pages est libre et gratuit, mais les règles qui régissent l'édition concernant le droit de citation sont valables ici aussi! Les textes et les images qui lui sont empruntés devraient être suivis de la mention Chmura Sophie, « Que le diable emporte celui qui a inventé les cartes postales ! Critiques des cartes postales illustrées en 1903 », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, mis en ligne le 1er août 2018, http://cartes-postales35.monsite-orange.fr, consulté le .

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Folie du moment, 

fureur de la mode !

Le dramaturge Jules Claretie se faisait souvent chroniqueur de la vie parisienne dans les colonnes du Figaro. Dans son « Tableau de Paris » du 28 août 1903, il définit l’intérêt porté à la carte postale illustrée comme « une des folies du moment et une des fureurs de la mode »[2]. Il explique que cet enthousiasme est à l’origine de l’organisation d’une « Exposition universelle de cartes postales » et que « la carte postale aura son Salon, comme la peinture, l’architecture et la gravure »[3]. Son article intervient en effet au moment où le Journal des imprimeurs annonce qu’« un certain nombre d’éditeurs et d’artistes, auxquels se sont joints les collectionneurs, ont décidé de faire, à Paris, en 1903, une Exposition de Cartes postales illustrées »[4]. Toutefois ce n’est pas ce projet que Claretie critique, mais plutôt la passion de ses contemporains pour la collection de cartes postales considérant que « Déjà un magasin monumental ne suffirait pas à loger toutes les cartes photographiées, inventées et débitées par les éditeurs du monde entier. Des collectionneurs acharnés en ont des armoires pleines, se sont fait construire des meubles spéciaux pour y loger ces bouts de carton que chaque matin rend plus fréquents, qui pullulent, se multiplient, grossissent en quantité, sinon en qualité, et, plus nombreux que les grains de sable de la mer semblent démontrer vraiment la possibilité de la génération spontanée »[5].

Son propos reste moins incisif que celui du journaliste Pierre Mille, apprécié par les lecteurs de journaux pour son humour fécond et cocasse. Dans sa critique titrée « À bas les cartes postales ! » publiée dans Le Temps le 2 juin 1903,Mille base son texte sur une anecdote personnelle entrecoupée d’adjectifs disqualifiant la carte postale et ses adeptes : « le facteur sonna. Il me remit une carte postale, dont la partie non réservée à la suscription était presque entièrement couvert par le portrait d’une dame excessivement florissante. Une légende expliquait que cette dame était « une nourrice peu sèche ». C’était laid. C’était idiot. C’était répugnant. C’était envoyé par mon meilleur ami qui m’écrivait, dans un coin resté propre : « envoie-moi des cartes postales ». L’heure vint d’un nouveau courrier. Quatorze petits cartons timbrés firent irruption dans mon domicile. Ils étaient tous illustrés. Ils représentaient l’Obélisque, le tsar Nicolas, Mme Sans-gêne, une vache, le puits de Grenelle, l’Enfant du Miracle, les crimes du ministère, Paul Déroulède, trois lapins, Jeanne d’Arc. Il y en avait avec de la couleur dessus. C’était dégoutant et signé de personnes connues, que pourtant on aurait pu croire sensées. Les personnes connues ou que je connaissais, me disaient toutes : « Envoyez-moi des cartes postales. ». Le carte-postalomane a en effet enraciné dans son crâne tyrannique l’idée funeste que vous partagez sa coupable passion, et qu’en échange de sa carte postale vous lui devez une ou plusieurs cartes postales. C’est épouvantable »[6].

Mille 1

Obélisque

Tsar R

Grenelle

MmeSG

Vache

Miracle

Lapins

DéroulèdeP

JdA

Exemples de cartes postales que Pierre Mille a pu recevoir en 1903.

Acerbe avec les cartophiles, Mille perçoit la cartophilie, et par conséquent l’emploi de la carte postale, comme une contrainte sociale, une obligation pénible, racontant que « des étrangers pleins d’audace, des gens de Pont-Audemer ou du Pont-Euxin, que je n’avais jamais vus, m’adressèrent aussi des mandats-poste. « Voilà dix francs. Envoyez-moi des cartes postales ! Mais quelque chose d’inédit. Nous comptons sur votre goût pour bien choisir. » Si je n’avais pas eu mon billet en poche, je ne serais point parti. Mais je l’avais, et je partis. Et je m’engrenai dans ces infâmes expéditions de cartes postales, aux uns parce qu’ils étaient connus – car je suis lâche – aux autres parce que c’étaient des parents vénérables, à un onzième parce que j’avais diné chez lui à un quinzième parce qu’il aimait bien sa mère, qui à son tour aimait tant les cartes postales, et à ceux qui m’avaient donné de l’argent, naturellement ! Et mes tortures commencèrent »[7]. En 1900, le journaliste Fernand Hauser (1869-1941) mettait déjà en lumière que « la Kartophilie est devenue la Kartomanie », « avec un K. Pourquoi ? Parce que la manie de collectionner des cartes postales nous vient d’outre-Rhin »[8].

Claretie et Mille sont surtout d’accord pour accuser la carte postale de détruire toute velléité de style épistolaire. Leur contemporain, le journaliste Jean Griselin (1862-1907), explique dans La Presse du 29 août 1903 qu’« elle n’a si vite et si brillamment réussi que parce qu’on y écrit le moins possible. Elle répond aux besoins d’intimité et d’épanchement de notre société moderne. Pour qui n’a rien à se dire un mot est le maximum d’effort. Comme le journal a tué le livre, la Carte Postale a tué la lettre ». Claretie pour sa part s’exclame : « pour les voyageurs elle a surtout cet avantage inappréciable de remplacer la lettre, la lettre intime, qu’on n’a pas le temps d’écrire, de la réduire à sa plus simple expression, de la supprimer presque :

- Quatre mots sur une carte postale, c’est si commode !

Sans doute. Mais a-t-on bien réfléchi à ce que cache de paresse et somme d’égoïsme inconscient, d’indifférence dissimulée sous la hâte, ce sentiment de la commodité, cette facilité qu’on a de se débarrasser rapidement par une carte postale de la lettre qu’on avait plaisir à envoyer autrefois ? Quatre mots dans un coin de paysage, un salut en passant sur un pan de ciel ou un bout de mer, le petit carton jeté dans la boîte d’un hôtel, et, preste, on est quitte de toute confidence. Bonjour, bonsoir. A bientôt ! Voilà les modernes impressions de voyage. Le facteur en distribue ainsi par millier chaque matin. […] Et voilà bien ce que je reproche à la carte postale : c’est un instrument d’émondage. Elle détruit la causerie écrite. Elle est une des formes du style télégraphique. Le laconisme lui suffit. Elle nous apporte, il est vrai, des vues de pays lointains, de pics élevés, des déserts, des forêts, des scènes familières de peuplades quasi fantastiques. Elle nous compose un petit musée ethnographique familier et amusant. Mais elle ne nous donne qu’à l’état sommaire, de réduction, en miniature, la pensée de l’ami éloigné. Je vois bien qu’il a songé à moi puisqu’il a mis, au fond de la Russie ou du Transvaal, ce bout de carton à la poste. Mais à quoi songeait-il en même temps ? Quels étaient la pente de son esprit, l’état de son cœur ? Elle ne nous le dit pas, la pittoresque carte postale »[9].

Avec Mille - grand voyageur en outre-mer, en Afrique, Inde, Indochine et autres pays lointains -, cette déchéance épistolaire prend la forme d’une crise, d’un « grand nombre de détraquements que la médecine moderne a notés chez les touristes et les explorateurs »[10] car il se passe « que tous les voyageurs, les hommes, les femmes, les enfants au-dessus de dix ans, s’adressent au premier interprète nègre, mulâtre, cynghalais, annamite, khmer, chinois, tiam ou auvergnat, et lui crient d’une vois passionnée : « Où vend-on des cartes postales ? » Et tous vont où on en vend. Et tous passent une heure à en choisir, à en acheter, à en échanger, à s’en voler ! Et quand c’est fini, ils disent : « Où y a-t-il un café ? » Ce n’est même pas pour boire, ils n’ont même pas cette excuse. C’est pour écrire. Que dis-je, pour écrire ! C’est pour mettre des adresses, rien que des adresses, avec leur signature. Quand ils ont terminé ce travail d’expéditionnaire, ils lèvent vers l’interprète nègre, mulâtre, cynghalais, annamite, khmer, chinois, tiam ou auvergnat une face hagarde, et lui demandent précipitamment : « Où est le bureau de poste ? » Alors ils vont au bureau de poste. Ils achètent des décimètres carrés de timbres et pendant encore longtemps ils tirent la langue, ils humectent, ils collent ; ils collent, humectent, tirent la langue. Ces choses, avec les allées et venues, les méprises, les négoces, ont pris trois heures, la moitié de leur demi-journée. Enfin ils interrogent, harassés, pleins déjà de fatigue et d’ennui.

– Est-ce qu’il n’y a pas ici quelque chose à voir ?

Oui, il y a quelque chose à voir : ce qu’ils ont déjà vu sur leurs cartes postales ! »[11]

ComptoirL

Collection

Sarcastiquement, Claretie se « demande ce que deviendrait le cerveau d’un homme qui tout à coup serait féru de l’idée, pris de la passion de collectionner toutes les cartes postales publiées dans le vaste univers »[12]. Dans un long article publié en trois parties les 31 octobre, 14 novembre et 15 décembre 1903 dans le journal L’univers, Jean Darvor semble lui répondre en débutant son propos par cette exclamation : « Oh ! non, ma tête éclate et la plume me tombe des mains »[14]. Son article est l’un des rares à s’intéresser à l’échelon national des cartes postales dont l’iconographie traite de la Bretagne.

Tout pardonner aux cartes vues

TITRE 2

Darvor explique que la carte vue, « c'est-à-dire la reproduction par un procédé mécanique quelconque d'une photographie de paysage ou de monument »[15], est à l’origine du succès de la carte illustrée. Déjà dans la revue Le Cartophile du 3 décembre 1900, l’homme de lettre et critique littéraire Antoine Albalat (1856-1935) écrivait que « le triomphe de la carte postale, c’est encore l’Exposition de 1900. On l’a reproduite de mille façons, enjolivée, surchargée avec tout le luxe fantaisiste du plus parfait mauvais goût : sites, types, coins inconnus, vues d’ensemble, costumes, perspectives architecture, on a épuisé tous les sujets, tous les points de vue de l’immense exhibition internationale […] Malgré le côté puéril de ces illustrations destinées à éblouir les âmes simples, ces procédés ont quelque chose de touchant. C’est la France qu’ils célèbrent, qu’ils font connaître et aimer à leur manière… J’aime, pour ma part, ces carrés de papier multicolores et peinturlurés où rayonne naïvement la gloire enfantine de la Patrie »[16]. Grâce à la carte postale, les grandes localités vont se doter d’une iconographie abondante, voire systématique –Paris se taillant la part du lion[17]-, et ce, à bon marché. Darvor affirme à ses lecteurs : « vous m'étonneriez beaucoup si vous me disiez qu'il existe en France — pour me restreindre — quelque coin ou quelque pierre, d'un intérêt même médiocre et au-dessous, dont on ne peut se procurer une reproduction pour la modique somme de dix centimes. Il n'est pas de petit bourg, — Larret, Finistère, 36 électeurs, — qui ne rêve de se voir édité en cartes postales, ou plutôt, si nous voulons nous exprimer avec précision, il n'est pas de microscopique commune où quelque commerçant plus ou moins bien avisé ne désire faire publier, pour, tout autre motif que le souci de l'art, les curiosités des environs; et s'il n'y en a pas de curiosités, eh bien! c'est très simple, on en invente. […] Mais enfin ce mode de spéculation qui consiste à faire flèche de tout bois et à publier des pans de mur neufs lorsque le pays n'en a pas de vieux, est après tout des plus honnêtes et des plus légitimes et j'aurai grand tort de m'en plaindre. D'ailleurs l'intérêt qu'offre un monument ou un paysage me semble présenter un fort élément subjectif : tel vieux caillou qui laissera de marbre (oh ! le méchant jeu de mots, pardonnez-le, il est involontaire) 1e profanum vulgus, sera pour l'archéologue un indice précieux : la carte postale lui aura souvent appris l'existence de cette pierre et lui en offrira une exacte reproduction. Et puisqu'on prétend qu'un paysage est un état d'âme, on ne saurait nier qu'une collection de touffes d'herbe, une mare ou trois peupliers, ne puissent vous faire vibrer un jour et que nous ne soyons heureux d'en conserver un souvenir. Je pardonne tout à la carte-vue depuis que, visitant les grandes cathédrales de France, elle me permit d'emporter de nos chefs-d’œuvre gothiques, des reproductions souvent très détaillées qui me rappelaient des heures et des sensations délicieuses. Aussi, je vous demande d'être indulgent aux tramways électriques et aux grandes bâtisses modernes — maisons de rapport et autres — dont les cartes postales vous offriront souvent l'affligeant spectacle, en pensant qu'après tout ces vues réjouiront probablement le cœur des mécaniciens et des propriétaires. »[18]

Larret

Larret (Finistère), carte postale Collection E. Hamonic (Saint-Brieuc) publié après 1904.

À propos de certains précurseurs de la carte postale vue en Bretagne :

« Les précurseurs de la carte postale de la Côte d'Émeraude », cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, mars 2016. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

« La Bretagne au stéréoscope : de la carte-stéréo à la carte postale stéréoscopique », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, juin 2018, http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

À propos de l’utilisation de la carte vue en archéologie :

« L’archéologie et les cartes postales», cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, mars 2015. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

« Pauvres pierres ! Les mégalithes bretons en cartes postales », Cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, juin 2017. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr 

Dès leur publication, les séries de cartes postales permettent la prise de possession des territoires et des villes par le regard. Mais leur conception est loin d’être innocente, car le choix des images qui composent les séries exprime et conforte une vision de l’espace. En effet, si au prime abord les séries de cartes vues donnent l’impression d’inventorier chaque bourg, chaque monument, chaque place, chaque rue ou quartier, comme si elles quadrillaient les lieux, leur exhaustivité n’est qu’apparente car le découpage spatial qu’elles offrent comporte des lacunes : si certains lieux et monuments sont surreprésentés, d’autres sont sous représentés ou n’ont pas droit de cité.

D’autre part, Darvor rattache aux cartes vues les reproductions des œuvres d’art, même s’il trouve que les efforts des éditeurs à ce propos sont balbutiants : « On commence à éditer les statues et les tableaux des maîtres, mais ces essais sont en France bien timides, et c'est à peine si quelques œuvres du Louvre et du Luxembourg sont peu à peu publiées, fort méchamment en général. Il n'en est pas de même à l'étranger, où l'on recherche peut-être moins que chez nous la carte fantaisiste ou satirique, mais où l'on prend soin de vulgariser rapidement et avec beaucoup de soin les tableaux et les statues des maîtres. Il est à Paris tels et tels magasins qui sont fort bien montés en ces collections de cartes étrangères. On y trouve le Prado de Madrid, les Uffizi de Florence, la pinacothèque de Munich, les collections du British Muséum, les galeries d'Anvers, de Bruxelles, de Vienne, de Rome, l'ermitage de Saint-Pétersbourg… Il me paraît qu'il serait plus intéressant de vulgariser ces peintures que le sourire banal et écœurant d'une actrice ou les grimaces d'un cabotin. Cette vulgarisation des œuvres d'art par la carte postale me paraît être un point sur lequel on ne saurait trop attirer l'attention des éditeurs. »[19] D’après une lettre datée de 1906 de la Chambre syndicale de la photographie au musée de Sculpture comparée situé dans l’aile Paris du Palais du Trocadéro, « les musées, palais nationaux et édifices communaux n’ont pas vocation à vendre des cartes postales »[20]. Cette lettre dénonce une concurrence jugée comme déloyale, mais révèle surtout les difficultés que pouvaient rencontrer les éditeurs à publier des cartes vues d’œuvres d’art conservées en France sans concession dans les établissements culturels. Entre 1904 et 1920, la multiplication de séries consacrées aux musées français, véritables musées miniatures et portatifs, montrent que la volonté de Darvor de mettre l’art à la portée de tous par la carte postale était bien le reflet d’un souhait de ces contemporains. Dans cet appel à plus de pédagogie, il amorce sa critique envers les cartes portraits qui font l’objet de la deuxième partie de son article publié le 14 novembre 1903 où il déclare que « La carte postale flatte donc ainsi une de nos manies les plus douces et les plus inoffensives ; il n'y a pas grand mal à cela et je ne saurais m'en plaindre; mais ce qui m'a toujours paru fâcheux à tous points de vue, c'est la place véritablement démesurée que tiennent dans ces séries de cartes les célébrités du théâtre et particulièrement les actrices »[21].

« X, sa Vie, ses Œuvres et ses Cartes Postales »[22]

TITRE 3

Là encore, Darvor fait écho à l’article de Jules Claretie qui raillait « nul ne peut désormais viser à l'Académie française ou à l'Institut avant d'avoir été édité en carte postale et affiché chez tous les libraires, papetiers et marchands de tabac ; remarquez, du reste, que c'est là une condition facile à remplir, car le dernier des romanciers obtient aisément les honneurs d'une publication. Il n'y a pas que lui... heureusement ! et les nombreuses séries de cartes-portraits éditées en France et à l'étranger nous offrent une galerie assez complète des célébrités contemporaines les plus authentiques.

Ah ! l’album ! Je voudrais parler de l’album et du supplice particulier qu’il inflige aux gens dont l’autographe semble avoir la moindre valeur aux yeux des collectionneurs. Précisément voilà que la carte postale remplace depuis quelque temps l’album dont on abusait. Elle vient de partout, la carte postale – envoyée le plus souvent par des jeunes filles, - et sollicite de l’homme plus ou moins célèbre dont elle porte la photographie un mot, une pensée, une signature, un autographe. Le collectionneur ou la collectionneuse de cartes postales passent leurs journées à expédier d’aimables circulaires où il est dit : « Vous êtes mon auteur préféré. Ma reconnaissance éternelle vous serait acquise si vous vouliez bien me faire la grâce d’écrire quelques mots sur la carte postale ci-incluse. » L’auteur préféré, tout naturellement très flatté, n’hésite pas. Il signe. Il se baratte même parfois la cervelle pour trouver quelque pensée ingénieuse qui n’ait pas trop servi. Mais peu à peu les cartes postales pullulent. C’est une pluie quotidienne. Pour un peu, l’auteur préféré consacrerait officiellement quelques moments de sa journée à la signature, comme un ministre ou un homme d’affaires, et passerait son temps à donner des autographes sur les cartes postales. Il leur souriait d’abord, et maintenant, il les maudit. Il les déteste. Chaque courrier lui impose cette nécessité qu’il ne peut éviter, par politesse, et il signe, signe, signe en pestant…

-Encore une carte postale ! Ah ! par exemple, c’est bien la dernière ! Dorénavant je les renvoie !

Eh non ! tu ne les renverras pas. Cet ennui que la carte postale te cause, c’est un hommage qu’elle te rend. Il en est de ces quémandeurs d’autographes comme des reporters et de leurs visites. Tu les maudis aussi, ces indiscrets qui viennent, le crayon à la main, te demander ton opinion sur les hommes et les choses, et tu regretterais bien qu’ils ne vinssent pas, car ils sont, après tout, comme une postérité vivante. Ils te prouvent à toi-même que tu vis et que tu comptes. Ce sont les fâcheux de la gloire. [… en attendant, la carte postale sévit avec une intensité redoutable dans les cinq parties du monde. Elle déshabitue des longs propos et des vastes pensées. Elle est le triomphe du laconisme et peut-être la fin de tout un genre exquis. Et ce sera un temps bientôt préhistorique que celui où les érudits publiaient des livres consacrés à tel ou tel homme illustre avec ce sous-titre : « Sa vie, ses œuvres et sa correspondance. » Les grands hommes de demain ne seront célébrés – (par quelque thèse en Sorbonne, non point latine, comme on sait) – que par des livres portant ces mots : X, sa vie, ses œuvres et ses cartes postales. Ce n’est un progrès que pour la photographie. »[23]

Claretie 1

Claretie 30

Claretie 2

Claretie 3

À propos de cartes postales portraits : 

« Karten-Bost », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, novembre 2016. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

Alors que le propos de Claretie vise avant tout les collectionneurs, Darvor se plaint surtout du peu de qualité de ce type de cartes postales à moins qu’elles aient un but pédagogique : « Si encore leurs portraits, que l'on aime et que l'on recherche tant; présentaient au point de vue artistique un intérêt quelconque, on pourrait peut-être les tolérer, mais en général ils sont parfaitement insignifiants et d'une banalité écœurante : sourires de convention; expressions fardées, attitudes prétentieuses et toujours guindées, étalage cynique de bras, de cous, de dos et de poitrines, voilà tout, vous le savez aussi bien que moi ; et cela se vend fort bien, soyez en sûrs : les palmes vertes de nos académiciens et les étoiles d'or de nos généraux n'ont jamais connu de pareils succès. […] le succès toujours croissant des cartes-portraits a encouragé — cela se comprend — les éditeurs à multiplier les tirages. »[24] Cette satire envers les cartes postales portraits est bien injuste au regard de l’histoire de ce thème dans le domaine de la photographie. Durant les années 1850 et 1860, si les cartes-stéréo sont surtout usitées pour composer des albums de vues topographiques ou d’œuvres d’art, de nombreux photographes proposent aux familles bourgeoises de constituer leurs propres galeries d’ancêtres, comme jadis le faisaient les gens de noblesse, avec des images format cartes de visite ou cabinet. Parallèlement, ils s’évertuent à éditer des collections de portraits de célébrités. Les amateurs élaborent alors des albums personnels où se côtoient portraits de famille et personnes dont la notoriété est en vogue, à savoir hommes d’état, savants, écrivains, acteurs ou membres du clergé. Comme les institutions d’enseignement, les sociétés savantes et les musées, tout un chacun peut s’adonner à l’élaboration d’une collection. À partir des années 1850, de nombreux auteurs se font photographier dans les multiples ateliers ouverts à Paris et en province. Félix Tournachon (1820-1910), dit Nadar, à l’instar de nombre de ces confrères – André Adolphe Eugène Disdéri (1819-1889), Pierre Lanith Petit (1831-1909)…- profite de l’engouement du public pour les photographies d’artistes en les vendant directement en boutique et à la presse. Son fils Paul (1856-1939), qui lui succède à la tête de l’Atelier Nadar, va continuer son œuvre sous la forme de cartes de petit format dites « cartes Nadar », puis de cartes postales. Certains photographes commercialisaient leurs clichés dans des séries thématiques : Galerie des hommes du jour par Pierre Petit en 1861, Galerie des contemporains par Disdéri en 1862, le Panthéon parisien, album des célébrités contemporaines par Étienne Carjat (1828-1906) en 1864, Galerie des artistes contemporains par Adolphe Dallemagne (1811-1882) en 1866. Ces tirages montés sur carton sont parfois accompagnés d’une biographie comme dans la série de Pierre Petit.

Pantheon

D’après Michel Poivert, historien de la photographie, les codes de la célébrité des artistes s’inversent dans les années 1880 : « l’écrivain ou le peintre est en concurrence avec l’acteur et le chanteur […] la clientèle phare de l’atelier est désormais issue du monde du spectacle qui incarne un nouveau modèle de réussite sociale »[25]. En 1900, des photographes, comme Walery de Paris, vont entièrement tourner leur production de cartes postales vers l’univers du théâtre et du chant.

Walery 1

Walery 2

Walery 3

Walery 4

Bien sûr, Darvor appuie sur les failles de la production des cartes portraits, car il constate que « Malheureusement les contemporains illustres ne sont pas fort nombreux ; la série en fut vite épuisée et il fallut chercher autre chose : l'histoire était ouverte, on s'empressa de s'y précipiter, et nous voici inondés des grandeurs passées, rois, reines, généraux, hommes politiques, artistes et écrivains. Il fut même fait bien souvent des essais intéressants pour joindre, selon le précepte d'Horace, l'utile à l'agréable en accompagnant d'une courte notice les portraits du temps jadis. Ne haussez pas les épaules, je vous prie, en murmurant que ces brèves légendes écrites sous une tête sont toujours vagues et insignifiantes et ne sauraient vous faire connaître rien de sérieux. Si vous savez bien votre histoire, je ne puis que vous en féliciter ; je vous envie même beaucoup et vous assure que tout le monde n'est pas dans votre cas. Mes études historiques me permettent bien d'affirmer « qu'Alexandre le Grand n'a pas demandé en mariage une fille de Louis XIV » ; mais il serait, je pense, fort imprudent de m'interroger plus à fond ; aussi je saisis avec empressement les moindres occasions d'apprendre que me fournissent les cartes postales. Admettons cependant, si vous le voulez, que je sois une exception ; mais vous ne sauriez nier que ces notices et ces images à deux sous ne puissent servir à l'instruction de nos enfants ; pour cela seulement, nous leur devrions, me semble-t-il, une très grande reconnaissance. »[26]

Mais comme il le souligne, « avouons cependant que la carte historique n'obtient guère qu'un succès d'estime : la grosse vente n'est pas là »[27], car ce que « le collectionneur demande, c'est le portrait contemporain, la carte satirique surtout dont nous parlerons plus tard, et aussi les reproductions de costumes »[28].

Le triomphe de la Bretagne

DIABLE 2

En matière de costumes, Darvor érige les séries bretonnes au plus haut rang car la Bretagne est alors « fort à la mode ; ensuite, et surtout, parce qu'il n'est pas de province française qui ait opposé plus de résistance à l'influence de Paris et où l'on puisse trouver une plus riche galerie de coiffures et de vêtements originaux. Tout ce qui est breton a désormais du cachet et de la saveur […] les costumes.et surtout les coiffes bretonnes sont justement célèbres ; leur variété et parfois aussi leur bizarrerie pourraient satisfaire les collectionneurs les plus exigeants »[29]. Mais au-delà du thème en lui-même, Darvor est chagriné par les biniouseries qui reproduisent sans répit des poncifs, le pittoresque inutile et la fausse paysannerie qui font momentanément illusion et amusent, mais qui ne tardent pas à décevoir car elles donnent un témoignage mensonger des bretons. Il relate que « vous ne pouvez ouvrir une revue sans y trouver un article plus ou moins exact sur les mœurs, les légendes et les monuments de la Bretagne. On a ainsi forgé de toutes pièces par exagérations et anachronismes un pays, mythique, hostile au progrès et à la civilisation, une terre de superstitions ridicules et d'usages surannés, où l'homme vit à l'état de bête sauvage ou tout au moins d'habitant des cavernes primitives. Rien de plus faux, et c'est là une Bretagne sortie tout armée de quelque cerveau inventif comme jadis Minerve de l'encéphale burlesque du bonhomme Jupin ; cela ne ressemble nullement à la véritable terre d'Armor, et j'appelle de mes vœux les plus sincères l'écrivain de génie qui nous débarrassera une bonne fois de toutes ces sornettes en nous donnant une idée juste de ce célèbre pays. Et la carte postale n'est pas étrangère à cette bizarre réputation faite à la Bretagne par ceux qui ne l'ont jamais vue. Quelques photographes aux abois, des éditeurs en quête de nouveautés ont affublé de costumes antiques et complètement démodés, des hommes à l'aspect farouche ou de pauvres femmes tout heureuses de gagner vingt sous; ils les ont édités et voilà beaucoup de ces curieux types bretons qui font fureur à Paris, en France et à l'étranger, et... dans toute la Bretagne. Il me serait facile d'apporter plusieurs preuves à l'appui de ce que je viens d'avancer ; je ne vous en donnerai qu'une seule, mais elle me paraît décisive. Voyez-vous ce vieux bonhomme à la mine de brigand, armé d'une menaçante tenaille; il a l'air féroce et décidé à tout ; à côté de lui, assis sur une chaise, un malheureux semble gémir en ouvrant une bouche démesurée. Une légende nous explique la scène : le vieux K,.., l'arracheur de dents du bourg de Z... Chansons ! Le vieux K... est un cultivateur, brave homme, quoique doué naturellement d'un physique rébarbatif ; de sa vie il n'a touché aux molaires de ses concitoyens et il ne connaît d'autres outils que la bèche et la charrue. Son portrait fera cependant le tour du monde accompagné de commentaires assez malveillants que je tiens à vous épargner. »[30]

Caou

À propos de cartes postales bretonnes :

«Armand Waron: du stéréotype breton à "La Bretagne Pittoresque"», cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, juin et août 2015. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

Si son article tend à dévaloriser par leur prolifération et par leur omniprésence les cartes postales illustrées, Darvor reconnait qu’elles sont une source utile à qui s’intéresse à l’histoire locale ou qui, dans le futur, va s’attacher à l’étudier : « Quoi qu'il en soit, collectionnons précieusement les coiffes et les costumes bretons — les vrais — ils disparaissent peu à peu, lentement mais sûrement refoulés par les modes de Paris jusqu'au fond du Finistère ; ils ne trouvent même pas là un sûr asile ; les rossignols des chapeliers de la capitale mènent dans ces villages si pittoresques une campagne acharnée contre les coiffes de tulle, et il ne passera pas cinquante ans avant qu'aient complètement sombré les dernières épaves de cette guerre sans merci. Alors, vieillards aux cheveux blancs et à « la barbe fleurie », les jeunes gens bretons d'aujourd'hui donneront à ces humbles images un souvenir respectueux et mélancoliquement attendri »[31]. Le rapport des historiens avec les cartes postales illustrées et photographiques est sans doute plus complexe qu’avec les sources traditionnelles manuscrites ou imprimées[32]. À leur apparition à la fin du 19ème siècle, elles n’ont pas été immédiatement considérées comme des sources potentielles, malgré quelques tentatives plaidant en faveur de leur valeur documentaire. Griselin spécule que « dans cinquante ans d’ici les chercheurs de documents consulteront les collections de cartes postales comme on consulte les recueils de vieux journaux. La carte postale est un paragraphe de notre histoire contemporaine. Elle est l’actualité illustrée, l’instantané des faits et gestes de l’époque […] elle est un signe des temps»[33].

Que le diable emporte celui qui a inventé les cartes postales !

titre diable

Dans la troisième partie de son article, publié le 15 décembre 1903, Darvor écrit sa critique la plus importante. Il cible la carte fantaisie, même s’il avoue : « J'ai longtemps rêvé de quelque fil d'Ariane qui puisse me guider dans le labyrinthe des cartes-fantaisies. Je n'ai rien trouvé et j'aurais pu prévoir ce succès, car la fantaisie et la méthode ont toujours, été des ennemies irréconciliables »[34]. Seules les cartes dessinées ou aquarellées par des artistes trouvent grâce à ses yeux, plus particulièrement les séries de Georges Stein (1870-1955) et d’Alfons Mucha (1860-1939).

Stein

Mucha

Stein 2

Mucha 2

Les cartes humoristiques et la grande majorité des cartes fantaisies sont pour lui de « la plus parfaite banalité : œufs de Pâques, souhaits de fête et de bonne année, etc... Le genre pompadour a grand succès […] Ce succès est d'ailleurs partagé par les chiens, les chats, les singes et les perroquets que nous voyons pulluler chaque jour dans tous les costumes parfaitement — et dans toutes les attitudes. Les matous tiennent sans conteste le record et l'on trouve en cartes postales toute la série des félins, depuis ces bêtes majestueuses et ondoyantes, tendres amours des vieilles filles, jusqu'aux errants des gouttières, êtres décharnés et faméliques, qui n'ont plus du chat que le nom et qui manquent rarement de finir en gibelotte. Quant aux quotidiennes : élucubrations des éditeurs aux abois, les journaux, les dentelles, les sports, et autant d'etc. qu'il vous plaira d'en ajouter, je vous en fais grâce. On innove en changeant de papier ; on innove en changeant de couleur. Scènes de forge et d'incendie où l'on ne voit que du rouge, scènes de nuit où l'on ne voit que du noir, mers démontées où triomphe le vert, scènes de tous genres surtout... où l'on ne voit que du bleu. Enfin une véritable nouveauté : Oyez ; c'est un rébus pour enfants de cinq ans et dont voici la traduction : « Que le diable emporte celui qui a inventé les cartes postales.» Eh bien non ! Ce n'est pas celui qui a inventé les cartes postales que j'envoie à tous les diables, car la carte postale — et j'ai tenté de le montrer dans mes précédents articles — peut devenir un excellent moyen de vulgarisation historique, littéraire et artistique. Mais celui-là que je dévoue de bon cœur aux Euménides infernales, c'est celui qui a découvert la carte-fantaisie ! Qu'un vautour lui ronge le foie et qu'il roule comme Sisyphe un éternel rocher ! »[35]

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À propos de cartes postales fantaisies :

« Souhaits inutiles et agréables chimères : Traditions et folklores des cartes de nouvel an », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, janvier 2017.http://cartes-postales35.monsite-orange.fr.

« Le carnaval épistolaire de la Saint-Valentin », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, février 2018, http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

Comme Darvor, Griselin reproche aux cartes postales fantaisies leur insuffisance artistique, prenant pour arguments que la carte postale est un produit de consommation courante dévalorisé par sa prolifération même. Il pense, comme pourrait le faire un chantre de l'élite, que « Forte de ses recettes et sûre de sa vogue, la Carte Postale s’est tout permis. […] Reniant ses origines esthétiques, elle a prodigué toutes les fadeurs et toutes les laideurs. Elle n’a point su traiter noblement les sujets nobles, elle s’est contentée de les avilir en les vulgarisant. A peine si quelques belles reproductions de tableaux de maitres se font jour au milieu de la tourbe des gaillardises et des imbécillités. A peine si quelque coin de parc fleuri, quelque ermitage abandonné, quelque saulée vaporeuse consolent les yeux de tant d’inharmonie et d’abjections. On dira à cela que la condition vitale de la Carte Postale, c’est le bon marché, et que, quoi qu’on fasse pour rendre l’art populaire, il ne l’est pas encore devenu parce qu’on n’est pas encore arrivé à faire de l’art qui ne soit pas cher. C’est toujours le problème de monter à l’art le goût populaire ou de faire descendre l’art jusqu’à lui. Problème dont l’exposé seul implique une profanation. L’art est une cime et l’atteint qui peut. L’art qui descend ou condescend n’est que la plus vile des contrefaçons. »[36]

Claretie écrit : « elle a tous les aspects, la carte postale, elle subit tous les avatars, elle mérite tous les épithètes : elle est géographique ou historique, biographique ou satirique, polychrome ou monochrome, antialcoolique ou folâtre, elle va du paysage au portrait, de la caricature au sermon, du champ de manœuvre au théâtre. Elle suit l’actualité à la piste, elle a des allures de polémiste ou des velléités vengeresses de moraliste. Elle popularise les visites de souverain et les audiences du procès Humbert. Elle est patriotique et nous montre dans la variété de leurs uniformes les cols bleus de nos marins ou les pantalons rouge de nos soldats […] Instrument de science, la carte postale est aussi –malheureusement, - dans son désir d’allécher le client, pornographique et décolletée, comme si elle avait pour but de servir d’illustrations à toute cette littérature de débauche et de décadence, cette pseudolittérature qui s’étale aux devantures des libraires et ne devrait avoir de refuge que dans l’enfer des bibliothèques. »[37]

Contrairement à Griselin, Darvor et Claretie sont, certes convaincus, mais timides dans leur opposition aux cartes postales pornographiques. Griselin prévient ses lecteurs que la carte pornographique sonne la fin de la carte postale, « Son évolution touche à la phase de décadence. Elle va mourir de pléthore dans un mépris né de la satiété. Elle débuta modestement comme une fille honnête et sérieuse. […] Elle ne représentait alors que sites attrayants ou des monuments historiques. […] Elle avait la saveur d’une exception et la grâce d’un souvenir. […] Elle vécut ainsi quelque temps seulement connue des connaisseurs. Puis, un beau jour, elle se lassa du bon goût et bonnes manières. Elle voulut devenir à la mode et pour cela abdiqua toute espèce d’originalité. […] Les paysages poétiques et les chefs-d’œuvre d’architecture s’effacèrent pour laisser place aux « petites femmes » décolletées. Le genre fit fortune comme les aimables personnes qu’il représentait, et, de chic, la Carte Postale devint populaire. Se multipliant avec ses succès, elle loua et occupa des magasins entiers. Elle remplit l’étalage et l’arrière-boutique et s’afficha dans les cinq parties du monde avec l’audace la plus effrénée. Pour plaire à tous, elle revêtit toutes les couleurs et retraça tous les sujets. Elle se fit obscène ou dévote, instructive ou amusante, selon le goût de l’acheteur et les besoins du moment. Elle fut rébus, elle fut série, elle fut réclame. Elle s’abaissa même à solliciter le passant jusque sur le pavé des rues. Elle se vendit à des prix dérisoires. Elle est en train de se liquider. Son histoire, comme celle de ses pareilles, part de l’obscurité pour monter à l’éclatant succès et tomber au rebut. […]Tissue des fils les plus disparates, elle présentera à l’observateur les plus étranges aspects. Les événements politiques de ce commencement de siècle s’y verront enchevêtrés au tableau de ses mœurs les plus immorales comme les plus familiales. Car la pornographie, qui ne perd jamais une occasion de se montrer, a saisi la Carte Postale pour s’en faire un miroir. A tel étalage où tous les yeux peuvent voir, avec une perfidie ou une inconscience plus désolante encore, se trouvent mélangés la honteuse histoire d’un racolage et le « Coucher de Bébé. »[38]

Dans l’histoire des cartes postales illustrées, outre l’arrêt du 18 novembre, l’année 1903 est également marquée par une circulaire du sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes, Alexandre Bérard (Lyon, 3 février 1859- Paris, 20 avril 1923), qui autorise les employés des postes à ne pas distribuer les cartes postales obscènes et à les mettre au rebut[39]. Si la loi du 16 mars 1898 avait érigé en délit la distribution et la vente de dessins, écrits ou objets obscènes, la lutte contre la grande épidémie de pornographie remplie toujours les colonnes des journaux au début du 20ème siècle.

Robida

Robida (A.), « la grande épidémie de pornographie », in La Caricature, 6 mai 1882. 

Ce numéro entier de la La Caricature dénonce l'envahissement du boulevard parisien par la pornographie, mais exprime également une véritable inquiétude. La une du journal traduit une réalité du dernier quart du 19ème siècle où la rue se voit envahie de dessins à caractère léger à tel point que l'année 1880 est nommée « l'année pornographique »[42]. Ce surnom ne marque pas l’apogée du phénomène, mais montre au contraire la crainte de son amplification. Robida était une relation importante d’Octave Uzanne.

À la fin de l’année 1902, l’homme de lettres Octave Uzanne (1851-1931), pourtant connu pour ses récriminations contre la pudibonderie bourgeoise[40], s’est appliqué à écrire une trilogie éditoriale contre les images pornographiques dans L’Écho de Paris. Dans ces textes aux titres percutants – « Le cloaque pornographique (nos mœurs en façade) », in L’Écho de Paris, 20 novembre 1902 ; « Le dégoût public (les attentats par l'image) », in L’Écho de Paris, 11 décembre 1902 ; « Défendons-nous ! (les outrages par l'image) », in L’Écho de Paris, 25 décembre 1902 - il est facile de voir parmi les coupables, la carte postale illustrée, et ce dès son premier article où il constate qu’« il est impossible d'être plus spécieusement discrédité que ne l'est présentement la France par le flot toujours montant des menues publications illustrées toutes pleines de nudités offertes, de gravures obscènes, de polissonneries sans esprit, de déshabillés transparents, de scènes de basse prostitution ou d'intimités grivoises. L'icono-pornographie a tout envahi. Nos kiosques de journaux, nos librairies, nos bibliothèques de gares, nos petites papeteries et même, en province, nos bureaux de tabac - qui ont cependant un caractère quasi-officiel - se trouvent largement tapissés de papiers polychromes montrant les plus écœurantes illustrations galantes, les plus veules et les plus crapuleuses reproductions de chairs à plaisir. C'est à donner la nausée aux plus déterminés fêtards. Il semblerait que toutes ces boutiques, échoppes, comptoirs, étalages et débits soient devenus les offices de publicité d'un interlope trust de lupanaires […] Toutes ces illustrations pornographiques, laides, niaises et stupides, blessent à la fois le goût, les convenances, la pudeur et même l'esthétique. Il est bon d'observer, en effet, que l'objection de l'art ou de la beauté ne saurait être mise en avant à propos de ces impressions immondes et graveleuses. Toutes les figures malpropres, lascives, bassement libertines qu'on nous y fait voir, médiocres photographies d'après nature, n'expriment que de louches galanteries de bas-fonds de société qui touchent aux cas pathologiques et aux hôpitaux du vice. Rien n'est plus triste que la vue de ces « feuilles de mauvaise vie », qui profanent non seulement le caractère idéal de la beauté véritable, de la nudité triomphante et de la vénusté telle que la comprit la Renaissance, mais encore retire à l'esprit de libertinage tout ce que le dix-huitième siècle lui avait prêté de coquetterie, d'élégance, de joliesse, de raffinement et de verve friponne. Ce qui nous y offusque plus encore que la grossièreté des attitudes et les quiproquos des légendes d'une crudité maladive, c'est l'indigence du dessin, la crapulerie des silhouettes et des attitudes et la détresse des appas, que la photographie ne parvient pas, hélas ! à relever, bien au contraire. Pour tout dire, la pornographie lamentable qui nous submerge n'est que l'agrandissement à une échelle de licence invraisemblable des plus sordides compositions pour cartes transparentes, que de pâles voyous s'efforçaient naguère de débiter aux passants attardés. »[41]

LaCaricature

Robida (A.), « la grande épidémie de pornographie », in La Caricature, 6 mai 1882.

ConclusionD

Dès sa création, malgré son succès immédiat, la carte postale a déjà des détracteurs. En 1903, ses opposants la dénigrent comme non créative et ennuyeuse, comme appartenant au tout-venant et la situent au cœur de la définition de ce qui n’est pas de l’art ou comme la représentation privilégiée de la culture populaire, voire du vulgaire. Il faut attendre quelques années, pour que le journaliste anglais James Douglas déclare : « Quand les archéologues du XXXe siècle commenceront à fouiller les ruines de Londres, ils s’intéresseront avant tout à la carte postale illustrée, meilleur guide qui soit pour comprendre l’esprit de l’époque d’Edouard VII. Ils recueilleront et rassembleront des milliers de ces petits cartons et reconstruiront notre époque à travers les hiéroglyphes et les images que le temps aura épargnés. Parce que la carte postale illustrée est un témoin candide de nos distractions, de nos passe-temps, de nos us, de nos coutumes, de nos attitudes morales et de notre comportement »[43]. Aujourd’hui, l’étude des cartes postales se vitalise pour connaître vraiment leur influence sur la connaissance des régions et des villes, voire, comme le souligne Christian Malaurie, leur impact dans l’histoire de la culture d’une société[44].



[1] Bulletin de la papeterie : journal des papetiers, marchands & fabricants de papiers, graveurs, imprimeurs, relieurs, règleurs, éditeurs d'estampes, marchands & fabricants de registres, fournitures de bureau, bronzes d'art, fantaisies, et tous articles faisant l'objet du commerce de la papeterie, novembre 1903, p. 170.

[2] Le Figaro, 28 août 1903. Voir également Claretie (J.), « La carte postale », in La vie à Paris : 1880-1910. 1901-1903, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1881-1911, p. 319.

[3] Le Figaro, 28 août 1903.

[4] Bulletin de la papeterie : journal des papetiers, marchands & fabricants de papiers, graveurs, imprimeurs, relieurs, règleurs, éditeurs d'estampes, marchands & fabricants de registres, fournitures de bureau, bronzes d'art, fantaisies, et tous articles faisant l'objet du commerce de la papeterie, août 1903, p. 117-118. Voir également La Presse, 26 septembre 1903.

[5] Le Figaro, 28 août 1903.

[6] Le Temps, 2 juin 1903.

[7] Le Temps, 2 juin 1903.

[8] La Presse, 18 août 1900.

[9] Le Figaro, 28 août 1903.

[10] Le Temps, 2 juin 1903.

[11] Le Temps, 2 juin 1903.

[12] Le Figaro, 28 août 1903.

[13] L’univers, 31 octobre 1903.

[14] L’univers, 31 octobre 1903.

[15] L’univers, 31 octobre 1903.

[16] Le Cartophile, 3 décembre 1900, p. 4 et 5.

[17] « Paris va se tailler la part du lion, tous ses monuments vont être reproduits ainsi que la scène de vie courante » Bourgeois (C.), Melet (M.), Les Cartes postales : Nouveau guide du collectionneur, Paris, Atlas, 1983, p. 23.

[18] L’univers, 31 octobre 1903.

[19] L’univers, 31 octobre 1903.

[20] Citée par Jarrassée (D.) et Polack (E.), « Le musée de Sculpture comparée au prisme de la collection de cartes postales éditées par les frères Neurdein (1904-1915), in Les Cahiers de l’École du Louvre, avril 2014, mis en ligne le 01 avril 2014,. URL : http://cel.revues.org/476 ; DOI : 10.4000/cel.476

[21] L’univers, 14 novembre 1903.

[22] Le Figaro, 28 août 1903.

[23] Le Figaro, 28 août 1903.

[24] L’univers, 14 novembre 1903.

[25] « La parole à … Michel Poivert : le portrait photographique », in Jeu de Paume le magazine, publié le 27 mai 2010, http://lemagazine.jeudepaume.org/2010/05/michel-po...

[26] L’univers, 14 novembre 1903.

[27] L’univers, 14 novembre 1903.

[28] L’univers, 14 novembre 1903.

[29] L’univers, 14 novembre 1903.

[30] L’univers, 14 novembre 1903.

[31] L’univers, 14 novembre 1903.

[32]Georges Sadoul, " Valeur du témoignage photographique ", in Charles Samaran (dir.), L'Histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1986, p. 1449.

[33] La Presse, 29 août 1903.

[34] L’univers, 15 décembre 1903.

[35] L’univers, 15 décembre 1903.

[36] La Presse, 29 août 1903.

[37] Le Figaro, 28 août 1903.

[38] La Presse, 29 août 1903.

[39] « Par application de la loi du 16 mars 1898 visant la répression des délits d’outrages aux bonnes mœurs, lorsque la présence dans le service de cartes illustrées affranchies comme cartes postales ou comme imprimés et contenant au verso des dessins ou images obscènes vient à être fortuitement constatée, il ne sera pas donné cours à l’expédition ou à la distribution de ces objets qui, aux termes de l’article 501 de l’instruction générale, seront versés en rebut jusqu’à nouvel ordre », in La Presse, 19 novembre 1903.

[40] « La pudibonderie, si amusante et si gracieuse chez la femme, n’est jamais que ridicule chez un mâle ; elle prend même un autre nom quand elle atteint les érudits », in Uzanne (O.), « Vieux airs – Jeunes paroles variations sur les choses qui passent » in Le Livre : revue mensuelle, 10 mars 1884, p.138.

[41] L’Écho de Paris, jeudi 20 novembre 1902.

[42] Robert-Jones (P.), De Daumier à Lautrec essai sur la caricature entre 1860 et 1900, Paris, Ed. Les Beaux-Arts, 1960, p. 40.

[43] Citation de James Douglas in Fanelli (G.) et Godoli (E.), Art Nouveau. La carte postale, Paris, CELIV, 1992, 379p.

[44] Malaurie (C.), la carte postale une œuvre. Ethnographie d’une collection, Paris, L’Harmattan, 2003, p.6.