Histoire d’une carte-postale :

Le Palais du Commerce à Rennes 

1911

Toute personne qui s’intéresse aux cartes-postales de la ville de Rennes connaît les nombreuses cartes illustrées par la perspective dessinée du Palais du Commerce éditées entre 1911 et les débuts des années 1930 par plusieurs éditeurs locaux et parisiens.

Sans titre

Pourtant, les toutes premières versions de cette carte s’avèrent rares à cause d’un incident de suscription…

Pour citer cet article :

Chmura Sophie, « Histoire d’une carte-postale : Le Palais du Commerce à Rennes – 1911 », cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, mis en ligne le 15 février 2019. http://cartes-postales35.monsite-orange.fr, consulté le

Cet article contient des images issues des collections du Musée de Bretagne à Rennes (Marque du domaine public) et des Archives municipales de Rennes.

Un monument inachevé

Début janvier 1911, un grand nombre de Rennais vont au Présidial de Rennes pour découvrir le projet d’achèvement et d’aménagement du Palais du Commerce, une vue faite au lavis et longue de trois mètres de long [1].

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Musée de Bretagne - Rennes palais du commerce, photographie de la vue exposée en 1911, numéro d'inventaire : 956.0002.57, permalien de la notice : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo246871

Approuvée par le Conseil Municipal du 15 juillet 1885[2], la construction de ce monument avait débuté par son aile ouest au début de l’année 1886[3]. Malgré l’installation des Postes et du Télégraphe aux deux premiers niveaux, ainsi que de l’École des Beaux-Arts aux deux autres niveaux, entre 1890 et 1891, le bâtiment était toujours inachevé en 1911.

C’est en 1881 que l’architecte de la ville Jean-Baptiste Martenot (Saint-Seine-l'Abbaye, 26 juillet 1828- Rennes, 30 mars 1906), mandaté par le Maire Edgar Le Bastard (Tinchebray, 21 janvier 1836-Rennes, 28 juin 1892 ; maire de Rennes de 1880 à sa mort), avait présenté un premier avant-projet sous la forme d’une élévation en perspective, aujourd’hui conservé au Musée de Bretagne.

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Musée de Bretagne - PALAIS DU COMMERCE / Projeté sur la Cale du Pré-Botté à RENNES, numéro d'inventaire : 2017.0000.223 ; permalien de la notice : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/8301...

Dessin du Palais du Commerce projeté sur la cale du Pré-Botté à Rennes, pavillon central et arrière-corps. Le Palais est mis en scène avec une animation des quais et des rues avoisinantes (bateaux, convoi militaire, voitures à cheval, etc.). L'édifice a un plan en U. À droite et à gauche d’un pavillon central dont le dôme circulaire est couronné d’un campanile, sont disposés deux corps de bâtiments de onze travées centrales marquées par le doublement des organes de support, ainsi que par la présence de lucarnes-frontons. Aux extrémités de ces deux corps de bâtiments, deux pavillons forment ailes en retour d’équerre. Ils sont précédés d'avant-cours délimitées par des clôtures. La façade principale est orientée au nord, vers la ville haute à laquelle l'édifice est relié par un nouveau pont. L'avant-cour centrale, ornée de deux bassins, est également délimitée par un garde-corps qui la sépare de la rue.

En 1885, l’architecte réalise des projets avec des variantes. Ils sont conservés aux Archives municipales de Rennes. Martenot supprime les corps marquant les travées axiales des pavillons et transforme le corps de passage central. Sur un des projets, le bâtiment central est conçu avec un dôme circulaire dont la hauteur des frontons est diminuée, dans un autre il présente un dôme à quatre pans surmontant un étage percé de trois baies.

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Archives de Rennes – 2Fi551 Projet d’un Palais du commerce sur la cale du Pré-Botté. Élévation de la façade principale.

Jusqu’à sa retraite, Martenot travaille sur le Palais du Commerce. À son départ, en raison du coût démesuré de la construction, le monument n’est toujours pas terminé. C’est le nouvel architecte communal, arrivé le 1er décembre 1894, Emmanuel Le Ray (Rennes, 17 novembre 1859-28 novembre 1936), qui est alors chargé de l’achever. En 1896, il propose de nouveaux plans pour le corps de passage central, point le plus délicat du programme. Mais son projet pour finaliser le palais reste sans effet.

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Musée de Bretagne - Rennes palais du commerce, dessin de Le Ray photographié par Désiré Fenaut, numéro d'inventaire : 899.0014.5, permalien de la notice : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo149091

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Si en 1904, Charles Oberthür (Rennes, 14 septembre 1845 – 1er juin 1924), alors 1er adjoint au Maire, soumet au Conseil municipal un programme neuf pour l’achèvement du monument, c’est seulement en 1909 que le maire Jean Janvier (Saint-Georges-de-Reintembault, 28 mars 1859- Rennes 26 octobre 1923 ; maire de Rennes de 1908 à sa mort) décide que le Palais du Commerce doit être définitivement terminé[4]. Dans ses mémoires, il écrit : « j’ai voulu traiter entièrement cette question du palais du Commerce. Ces aménagements paraissent si bien correspondre aux besoins de la population que, si, pour diverses raisons, je n’avais pas à les mettre à exécution, mes successeurs auraient un projet sérieusement étudié et qu’il leur suffirait de perfectionner, car, réduire ce que je viens d’exposer, serait faire acte réactionnaire et ne pas profiter des circonstances pour donner à notre ville ces aménagements dont elle a un réel besoin »[5]. Il rappelle dans son rapport lu au Conseil municipal le 10 novembre 1910 qu’ « en 1880, l’Administration municipale, vivement préoccupée des intérêts commerciaux de ses concitoyens et des embellissements futurs de la Ville, fit une enquête spéciale sur l’opportunité de la suppression de la cale du Pré-Botté ; elle obtint l’assentiment unanime de la population. La cale du pré-Botté, en effet, pas son voisinage de l’Hôtel de Ville, du Théâtre, du Palais de Justice, etc., occupait l’un des plus beaux emplacements de la Ville de Rennes. Dès lors, le Conseil municipal n’hésita pas à donner à l’Architecte de la ville, M. Martenot, un programme général, pour dresser l’avant-projet d’un monument à ériger sur l’emplacement de cette cale, programme consistant à réunir différents services importants ? Un pont métallique de 17 mètres de largeur, à balustrade en fer semblable à celles qui existent sur les quais, serait jeté sur la Vilaine, dans le prolongement de la rue d’Orléans. Tel fut, Messieurs, le projet de 1881. Communication de l’avant-projet fut faite au Conseil municipal, dans sa séance du 28 février 1881. Le 11 octobre suivant, le rapporteur, au nom des Commissions des finances et des travaux publics, rappelle que la Ville de Rennes tout entière a accepté avec plaisir l’idée d’un monument qui porterait le nom de Palais du Commerce »[6]. Il précise que « L’aile ouest actuellement construite, attendant le reste du monument, est un objet de surprise et de critique pour les étrangers et par suite de mécontentements pour les Rennais »[7]. Ainsi, l’exposition dans les salles du Présidial en janvier 1911 du plan d’achèvement du palais, suscite l’intérêt de nombreux Rennais. Quelques interrogations sont soulevées. Un article dans le journal Ouest-Éclair du 4 janvier explique que le public n’a pas manqué « de remarquer que sur le plan est absente la statue de M. Le Bastard, ancien maire de Rennes, sous l’administration duquel fut décidée, en 1880, la construction du Palais du Commerce ». Le journaliste Gabriel Carimalo (Rennes, 4 juillet 1877 - ?) prend soin de calmer les esprits et les rumeurs : « Que les Rennais ne s’émeuvent pas. Il n’est pas dans l’intention du Conseil municipal de déboulonner la statue de l’ancien maire pour mettre à la place celle du maire actuel ! C’est tout bonnement pour ne pas gêner la perspective que les dessinateurs ont escamoté… sur le papier le bronze de feu Dolivet »[8].

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Ouest-Éclair, 4 janvier 1911.

Mais l’exposition de la perspective du palais émeut surtout une personne dans la ville : Isabelle Marie Goguet (Rennes, 1er décembre 1848 -14 avril 1926), veuve de l’architecte Jean-Baptiste Martenot.

« Rendez à César… » [9]

Le 22 février 1911, les lecteurs de l’Ouest-Éclair apprennent que Madame Martenot a saisi la Société des architectes de la ville, alors présidée par l’architecte honoraire du département d’Ille-et-Vilaine, Jean-Marie Laloy (Fougères, 29 novembre 1851 – Rennes, 2 janvier 1927)[10]. Lors de sa visite à l’exposition, Madame Martenot avait remarqué que le plan d’ensemble du Palais du Commerce portait à gauche la signature de M. Le Ray, architecte de la ville, et à droite, celle de M. Janvier, suivant la mention « vu et approuvé ». L’article de journal précise qu’elle « proteste, parce que sur le dit plan d’ensemble ne figure pas le nom de son mari, mais celui de son successeur, qui n’a fait, lui, que de reproduire sur le papier l’aile édifiée et de modifier le pavillon central conçu par son époux », mais qu’ « Elle proteste surtout parce que sur les cartes postales éditées par un commerçant de notre ville, le nom de m. Le Ray figure seul, ce qui laisse entendre que le Palais du Commerce est l’œuvre de l’architecte municipal actuel, alors qu’il n’en est rien ».

En effet, dès la fin du mois de janvier 1911, le libraire Edmond Mary-Rousselière (Sillé-le-Guillaume, 20 février 1874 - Paris, 21 juin 1929) édite au moins deux cartes-postales avec la vue perspective exposée au Présidial avec en légende « Rennes. – Le Palais du Commerce des Postes & Télégraphes après son achèvement en 1913 » avec en bas à gauche « Mr E. LE RAY Architecte » et en bas à droite « Mr J. JANVIER Maire ». Dans un des cas, la vue est entière, dans l’autre l’environnement du palais est tronqué. La maison d’édition parisienne « Lévy fils et Cie »[11] qui utilise la marque « L.L. », édite une carte avec la légende « 145 RENNES - Palais du Commerce, des Postes, Télégraphe et Téléphones, tel qu’il sera en 1913 d’après le plan de M. E. LE RAY, architecte, M. J. Janvier, maire – LL ». Les cartes-postales éditées par « Lévy fils et Cie » étaient en vente au Grand Bazar et Nouvelles Galeries de Rennes alors dirigée par la veuve d’Alfred Guillemot avec à la place des deux « L » des Lévy les initiales « A.G. ».

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Alerté par l’action de Madame Martenot Jean Janvier avait envoyé une lettre à Jean-Marie Laloy pour se dédouaner :

« Rennes, le 20 février 1911.

Monsieur le président,

M. Le Ray, architecte de la Ville, est venu, vendredi 17 courant, me faire part de l’émotion qu’avait causée à Mme Martenot la publication des photographies et des cartes postales représentant le dessin perspectif du Palais du Commerce et de ses abords. M. Le Ray m’a fait connaître que Mme Martenot avait saisi la société des architectes de Rennes de l’incident et pour vous mettre à même, vous et vos collègues, d’apprécier les sentiments que nous avons toujours manifestés à la mémoire de M. Martenot, j’ai l’honneur de vous adresser les quelques lignes ci-après, ainsi que trois ou quatre documents. Vous verrez, M. le président, que si Mme Martenot s’était donnée la peine de venir à la Mairie, se renseigner, son émotion aurait été immédiatement calmée. En effet, ainsi que vous le remarquerez dans mon rapport du 26 octobre 1910 et dans les délibérations du conseil municipal des 24 juillet et 2 novembre 1910, qui vous sont adressées avec la présente, nous n’avons voulu méconnaître ni M. Le Bastard et son administration, ni M. Martenot, architecte de la Ville. J’ai de plus procuré des renseignements à divers journalistes de Rennes, et chaque fois j’ai rappelé le nom de M. Le Bastard et de M. Martenot. J’ajoute qu’en signant la perspective englobant les ponts de Berlin et de Nemours, le quai Lamartine, la place de la République et conséquemment la Palais du Commerce, nous n’avons pas eu l’idée, M. Le Ray et moi, l’initiative et le commencement d’exécution du Palais du Commerce, dus au conseil municipal présidé par M. Le Bastard avec la collaboration de l’architecte d’alors qui était M. Martenot, que de nous approprier les dessins des ponts de Nemours et de Berlin, ainsi que des maisons qui se trouvent dans le cadre de l’image. Nous avons voulu montrer à la population, en présentant cette perspective, tout l’intérêt décoratif qui s’attache à la couverture de la Vilaine et à sa conversion en jardin, projet auquel aucun autre conseil municipal ne s’était arrêté. Pour ce qui est des cartes postales, trois commerçants sont venus demander à la Mairie de bien vouloir leur confier un exemplaire des photographies que nous avions fait faire de la grande perspective, pour les reproduire en cartes postales. Je n’ai pas cru devoir les leur refuser. Et si, comme je le suppose, vous avez une réunion de la société des architectes, M. Le Ray vous dira que je lui ai déclaré voilà plusieurs mois, dès le début du projet d’achèvement du Palais du Commerce, qu’il serait juste de commémorer la mémoire des deux architectes, soit en gravant leur nom sur les angles des deux extrémités, soit par une plaque unique, ou autrement, lorsque tout sera achevé… »[12]

Le 4 avril, les membres de la Société des architectes de Rennes font savoir que leur collègue Le Ray « en mettant sa signature au bas du dessin représentant le Palais du Commerce achevé, […] n’avait pas eu du tout l’intention de laisser croire que c’était lui l’auteur des plans de ce monument. Ce qu’il avait signé, c’était le travail linéaire exécuté dans son service et rien de plus […] qu’il aurait été ridicule de sa part de vouloir s’attribuer le mérite d’une œuvre qui n’était pas sienne, attendu que tout le monde sait que l’aile construite du Palais du Commerce a été édifiée voilà vingt ans, sur les données de son prédécesseur »[13]. Unanimes pour déclarer de la bonne foi de l’architecte de la ville, les architectes expliquent « que Mme Martenot avait au tort de s’alarmer de ce que des cartes-postales représentant le Palais du Commerce achevé et portant, sous l’image, le nom du successeur de son mari, suivi du titre d’architecte, puissent faire croire que le monument reproduit était de la composition de M. Leray [sic]»[14].

Après cette décision, nombreux furent ceux qui considérèrent l’incident entre Madame Martenot et Jean Janvier comme clos. Au mois de mars 1911, il ne fut question à Rennes que du projet de couverture de la Vilaine entre les ponts de Nemours et de Berlin, comme figuré sur les plans de l’achèvement du monument de la place de la République. Sur ce point, les plans de Le Ray diffèrent de ceux de Martenot. En effet, Martenot avait prévu un troisième pont ou plutôt une passerelle placée dans l’axe de la rue d’Orléans et du pavillon central du Palais du Commerce. Ce projet avait l’avantage de couter sensiblement moins cher que celui de Le Ray, mais, d’après la presse, il semblait moins esthétique: « En effet, les deux parties du quai Lamartine, que sépare la rue d’Orléans, ne sont pas à une égale distance des ponts de Berlin et de Nemours, la partie Est étant plus longue que la partie Ouest. De sorte que la passerelle, à moins de ne pas la poser dans le prolongement même de la rue d’Orléans, ce qui ne se pouvait pas logiquement, ne se serait pas trouvée au milieu des deux ponts, cela n’eut pas été beau. Avec la couverture de la Vilaine, cet inconvénient disparaît. Si la Municipalité a hâte de couvrir la Vilaine, c’est dans le but de préparer un espace suffisamment vaste pour le dépôt des matériaux de toutes sortes qu’il va falloir approvisionner, en vue de l’achèvement du Palais du Commerce et l’établissement des importants chantiers que cet établissement va nécessiter »[15].

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Une bien longue suscription…

Mais en avril, l’incident devient une affaire judiciaire. Le dimanche 2 avril en deuxième page du journal Ouest-Éclair, le lecteur peut voir une longue colonne qui annonce « Le maire poursuivi pour… contrefaçon ! Quoique cela puisse vous paraître invraisemblable, rien n’est plus exact : M. Janvier, maire de Rennes, est poursuivi devant le tribunal civil pour contrefaçon, ni plus ni moins ! »[16]. Madame Martenot accuse Jean Janvier d’avoir commis une contrefaçon en ayant contresigné la reproduction de la perspective le Palais. L’article commente que « Mme Martenot proteste véhémentement contre la signature par le maire et le successeur de son mari du plan d’ensemble du Palais du Commerce, représenté tel qu’il sera une fois terminé, la Vilaine couverte. Elle proteste également contre l’impression des cartes postales représentant ce monument achevé, des noms de MM. Janvier et Le Ray, impression tendant à faire croire, selon elle, que c’est sur les plans de M. Le Ray qu’avait été édifié le Palais du Commerce, alors que ces plans ont été dressés par son mari »[17]. Janvier est assigné devant le tribunal en sa qualité de maire de la ville de Rennes, en réparation du préjudice causé, car « la reproduction du Palais du Commerce en perspective, présentée au public et répandue de tous les côtés, sous la seule signature de M. Leray [sic], qualifié d’architecte, constitue un délit caractérisé de contrefaçon. »[18] Madame Martenot et ses avocats considèrent alors que Jean-Baptiste Martenot est l’inspirateur du projet complet, d’autant plus que l’aile ouest a été construite sous sa direction.

Pour sa défense, Janvier accepte de rencontrer un journaliste du journal Ouest-Éclair à qui il déclare : « La veuve de l’ancien architecte municipal me reproche, ainsi qu’à M. Leray [sic], d’avoir signé le plan d’ensemble du Palais du Commerce. Mais c’est le dessin, l’image que nous avons signée et non les plans même du Palais, qui ont été dressés, tout le monde le sait. – je l’ai rappelé en diverses occasions et notamment dans un rapport que tous les conseillers municipaux ont eu entre les mains, - par M. Martenot, plans qui ne sont d’ailleurs pas la propriété de M. Martenot ou de ses héritiers, mais de la ville de Rennes, dont il était l’employé. Comment a-t-on pu croire sérieusement que nous avions eu la ridicule prétention de nous approprier l’œuvre d’une municipalité précédente, commencée voilà vingt ans et que notre seul désir est d’achever. D’ailleurs, le chiffre 1910, qui suit ma signature, indique assez clairement qu’il s’agit de la date à laquelle a été dressé le dessin représentant la Palais du Commerce achevé. En 1893, d’ailleurs, un plan d’ensemble du même Palais du Commerce, tel qu’il était projeté à ce moment-là, c’est-à-dire comportant une passerelle entre les ponts de Berlin et de Nemours, comme vous savez, fut dressé et exposé comme l’a été celui au sujet duquel Mme Martenot s’est crue obligée de protester. Ce dessin portait la signature du même M. Le Ray et du maire d’alors, M. Morcel. Or, M. Martenot, qui était vivant à cette époque, ne souleva pas le moindre incident. Pourquoi sa veuve se montre-t-elle plus susceptible que lui ? Quant aux cartes postales, je n’y suis pour rien. J’ai reçu, lorsque les journaux eurent annoncé l’exposition au Présidial du grand plan dont l’Ouest-Eclair a publié la photographie, des demandes d’autorisation de trois éditeurs de cartes postales, dont deux de Rennes et un de Paris, pour le reproduire. J’ai accordé cette autorisation que je n’avais aucune raison sérieuse de refuser. Pour ce qui est des inscriptions que ces éditeurs ont cru bon de mettre au bas de leurs cartes postales, je n’ai pas eu à m’en occuper. Ayant lu sur le plan mon nom et celui de l’architecte municipal, ils l’ont imprimé sans penser à mal […] Lorsque j’ai su que la parution des dites cartes postales avait froissé les susceptibilités de Mme Martenot, j’écrivis aux éditeurs pour les prier de vouloir bien remplacer l’inscription première pas celle-ci :

" Rennes. – Palais du Commerce : Commencé en 1885, avec projet de passerelle sur le canal, en face de la rue d’Orléans, sur les plans M. Martenot, architecte de la ville, M. Le Bastard étant maire. Mis en achèvement en 1911, avec installation des Postes et Télégraphes et aménagements de la place de la République sur les plans de M. Le Ray, architecte de la ville, M. Janvier étant maire, sous l’administration duquel a été décidé cet achèvement, ainsi que la couverture de la Vilaine, entre les ponts de Berlin et de Nemours" ».

Le 5 avril, l’Ouest-Éclair publie une lettre de Madame Martenot en réponse à l’interview de M. Janvier : « Je représente seule les droits de M. Martenot, et je considère comme le premier et le plus cher de mes devoirs de les faire absolument respecter. Aussi est-ce bien naturellement que, lorsque fut présenté le dessin perspectif portant comme suscription : « Dressé par l’architecte de la ville. Signé : Le Ray », je me suis émue du danger qu’il y avait à ce qu’une confusion se produisit, quant aux auteurs des deux conceptions qui constitueront le Palais définitif. Je serais, en effet, aussi désolée que le nom de mon mari, placé seul sous la reproduction de l’édifice, pût lui faire attribuer, dans l’esprit de qui que ce soit, le motif central dont il n’aura pas été l’auteur, que je suis décidée à empêcher toute erreur possible au sujet des deux ailes qui, comme façades, restent son œuvre pleine et entière. Il est clair qu’une telle erreur peut résulter (je pourrais établir qu’elle a été commise) des trois reproductions du Palais publiées, à savoir : de la perspective de M. Le Ray ; des grandes photographies que M. le Maire en a fait faire et distribuer dans une quantité de lieux publics ; enfin des petites photographies, autorisées par lui, qui ne reproduisent, d’ailleurs, en cartes postales, que les mentions de la reproduction première, exposée au Présidial. Devant cette atteinte, qui m’a paru manifeste, à mes droits, je n’ai pas cru pouvoir m’adresser mieux qu’aux collègues de mon mari et, envisageant cette question comme professionnelle, j’en ai saisi la Société des architectes de Rennes. Il appartenait à ses membres, bien mieux qu’à moi-même, de trouver amiablement le terrain sur lequel le respect des droits de chacun pouvait être assuré. Ils ont tenu à rendre à leur ancien collègue un hommage auquel j’attache le prix le plus précieux, mais n’ont, sans doute, pu obtenir autre chose que l’assurance de la bonne foi du M. le Maire et de M. l’Architecte de la ville et la promesse d’associer, plus tard, sur la Palais réalisé, les noms de toux ceux qui y auront coopéré. Cela ne pouvait clore l’incident à mon point de vue, car la question de la publicité donnée aux reproductions, sous un seul nom, ne recevait aucune solution. Il semblait si simple d’en trouver une, cependant, que vous n’aviez pu vous empêcher de la signaler, avec tous vos confères, d’ailleurs, lorsque, dans votre journal du 22 février, vous écriviez : « Dire qu’on aurait évité cet incident, si on avait pensé à accoler au nom de M. Le Ray celui de son prédécesseur auquel, etc… » Je n’ai pu croire que, s’il eût oubli, cet oubli ait pu se prolonger au cours des pourparlers de M. le Maire et de M. l’Architecte avec MM. Les architectes de Rennes ? Or, comme, au lieu de songer à le réparer, on m’assurait de sentiments excellents qui laissaient pourtant subsister ce qu’il eût été, dès l’abord, si facile d’empêcher, j’ai considéré comme épuisés les moyens aimables de faire respecter mes droits. Or, voici qu’à mon grand étonnement, j’apprends par l’interview de m. le Maire qu’il a bien voulu, sur mes protestations, écrire aux éditeurs pour les prier d’apposer sur les cartes postales éditées d’après les photographies autorisées par lui la suscription suivante :

" Rennes. – Palais du Commerce : Commencé en 1885, avec projet de passerelle sur le canal, en face de la rue d’Orléans, sur les plans M. Martenot, architecte de la ville, M. Le Bastard étant maire.

Mis en achèvement en 1911, avec installation des Postes et Télégraphes et aménagements de la place de la République sur les plans de M. Le Ray, architecte de la ville, M. Janvier étant maire, sous l’administration duquel a été décidé cet achèvement, ainsi que la couverture de la Vilaine, entre les ponts de Berlin et de Nemours".

Je n’eusse demandé qu’une mention de ce genre sur le grand dessin perspectif exposé et les reproductions en grandes photographies qui ont été offertes à maintes personnes et placées en beaucoup d’endroits publics, et me fusse contentée de beaucoup moins sur les petites cartes postales, que je n’ai point, d’ailleurs, vu circuler encore avec cette nouvelle et considérable légende. Un seul point eût attiré, dans cette formule, une observation de ma part, si elle m’eût été soumise, c’est la place restreinte qu’elle fait à l’œuvre de M. Le Ray, quant au pavillon central. La plus élémentaire dédicace m’oblige à vouloir que le mérite n’en puisse remonter qu’à son auteur. Quoi qu’il en soit et en prenant acte du principe de cette première satisfaction, quant aux éditions des cartes postales autorisées par lui, M. le Maire voudra bien agréer l’expression de ma gratitude. Un mot encore. M. le Maire aurait dit à votre reporter que les plans du Palais du Commerce ne sont pas la propriété de M. Martenot ou de ses héritiers, mais de la ville de Rennes dont il était employé (1) Cette observation est parfaitement exacte, quant à la propriété matérielle des plans, elle ne l’est pas quant à la propriété de l’œuvre artistique qui constitue leur conception ; cette conception est une production personnelle, et c’est elle, c’est-à-dire la personnalité de mon mari dans ses œuvres, que j’entends sauvegarder contre toute erreur ou toute équivoque ». A quoi, Madame Martenot ajoute « P.S. – Je n’ai pas compris l’allusion faite par M. le Maire à une perspective du Palais du commerce dressée en 1893 par M. Le Ray et signé de lui. M. Martenot, en effet, n’a cessé d’être architecte de la ville qu’en 1895. Dans tous les cas, si une reproduction de ce genre a eu lieu à une époque quelconque, ni mon mari ni moi n’en avons eu aucune connaissance »[19].

Au tout début du mois de mai, les journaux locaux annoncent que « les nouvelles cartes-postales du Palais du Commerce viennent de paraître avec l’inscription explicative […] Rennes. – Le Palais du Commerce commencé en 1885 avec projet de passerelle sur le canal en face de la rue d’Orléans, sur les plans de M. MARTENOT, architecte de la Ville, M. LE BASTARD étant maire. Mis en achèvement en 1911 avec installation des P.T.T. et aménagement de la place de la République, sur les plans de M. LE RAY, architecte de la Ville, M. JANVIER étant maire, sous l’administration duquel a été décidé cet achèvement, ainsi que la couverture de la Vilaine entre les ponts de Berlin et de Nemours »[20].

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1

EMR sans numéro

Le journal du 1er juin 1911 annonce que le procès Janvier-Martenot devant le tribunal civil au sujet de la carte postale illustrée du Palais du Commerce est fixé le 30 octobre 1911. Le procès est finalement décalé au mois de novembre. À ce propos, Le Petit Parisien du 2 novembre 1911 titre « Un procès en perspective à propos de cartes illustrées ». L’article explique qu’ « un curieux procès est engagé devant le tribunal civile de Rennes ? Il y a quelques mois, était tirée à profusion et mise partout en vente une carte postale représentant le palais du Commerce avec, au bas cette devise : "Le Palais du Commerce, Janvier, maire ; Le Ray, architecte" M. Le Ray est bien l’architecte actuel de la ville, mais en réalité tous les plans du palais étaient l’œuvre de son prédécesseur, M. Martenot. Se jugeant lésée, Mme veuve Martenot intente une action judicaire contre MM. Janvier et Le Ray, déclarant au surplus s’en remettre au tribunal du soin de fixer les dommages-intérêts »[21]. C’est seulement le 23 novembre 1911 que les Rennais découvrent que le procureur de la République a estimé que la demande de dommages-intérêts formulée par la veuve Martenot n’était pas fondée et que le Tribunal a décidé que « tout en n’allouant aucune indemnité à Mme Martenot et en mettant MM. Janvier et Leray hors de cause, sans dépens, il condamne la ville de Rennes à tous les frais du procès et ordonne, en outre, que tous les dessins et photographies du Palais du Commerce qui sont encore à la disposition de la Mairie devront porter désormais une mention explicative où il sera clairement indiqué que les plans du monument sont bien l’œuvre de M. Martenot »[22].

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Musée de Bretagne - Rennes. - Le Palais du Commerce des Postes & Télégraphes après son achèvement en 1913, Éditions E. Mary-Rousselière, légende barrée, numéro d'inventaire : 2017.0000.3558, permalien de la notice : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo201989

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Musée de Bretagne - 145 RENNES. - Palais du Commerce des Postes, Télégraphe, et Téléphones, tel qu'il sera en 1913 / d'après le plan de M. Martenot, architecte, M. J. Janvier, maire. – LL, légende barrée, numéro d'inventaire : 2017.0000.3561, permalien de la notice : http://www.collections.musee-bretagne.fr/ark:/83011/FLMjo201993

Épilogue

Comme l’écrivent l’historien Jean-Yves Andrieux et la conservatrice Catherine Laurent dans une note commentant les souvenirs de Jean Janvier, le Palais du Commerce a été un « véritable serpent de mer de la politique architecturale et urbaine de Rennes […] puisqu’il usa plusieurs maires et deux architectes, mais il reste le plus précieux témoin monumental du 19e siècle »[23]. Jean Janvier espérait qu’il serait terminé en 1913, mais l’incendie le 29 juillet 1911 va compliquer ses desseins.

EMR 4

 Suite au sinistre, le journal Ouest-Éclair du 30 juillet 1911 raille : « Le Palais du Commerce de Rennes est partiellement détruit. Il était question, tout le monde le sait, de l’achever : les travaux allaient commencer et voici que, par une singulière ironie du sort, ce bâtiment vient d’être incendié. La ville a été plongée dans la plus profonde stupeur par cette catastrophe inattendue, tout est donc à recommencer »[24].

Au final les travaux sont achevés en 1929 et à l’annonce de l’enlèvement de la grue la presse se moque de cette « vieille "figure" rennaise qui va disparaître » car « tout a une fin ici-bas… même la construction du Palais du commerce »[25]. Les éditeurs Laurent-Nel[26] éditent des cartes-postales semblables à celles émises à partir de mai 1911.

Laurent-Nel

Après 1946, des versions avec une légende simplifiée sont produites par le successeur d’Henri Laurent, Pierre Mesny (Bains-sur-Oust, 8 octobre 1908 – Antibes, 3 février 1993), entre autre une carte qui présente Martenot comme le seul architecte...

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[1] Ouest-Éclair, 4 janvier 1911 et8 janvier 1911.

[2] Archives de Rennes, 1D63 : Délibérations du conseil municipal (mai 1885/juin 1886). Page 55 et succ.

[3] Archives de Rennes, 1M177 : adjudication des travaux. 1M178 : dossiers des travaux exécutés.

[4] Archives de Rennes, 1D146 : Délibérations du conseil municipal. 10 novembre 1910, p.570 et succ. ; 1M188 : Palais du commerce, aile est et pavillon central, projet de construction sous la direction d'E. Le Ray, architecte de la Ville.

[5] Janvier (J.), Andrieux (J.-Y.), Laurent (C.), Quelques souvenirs, Jean Janvier Maire de Rennes, Rennes, PUR « Mémoire commune », 2000, p. 59 et succ.. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/44260>. ISBN : 9782753565685. DOI : 10.4000/books.pur.44260.

[6] Archives de Rennes, 1D146 : Délibérations du conseil municipal. 10 novembre 1910, p.570-571.

[7] Archives de Rennes, 1D146 : Délibérations du conseil municipal. 10 novembre 1910, p. 372.

[8] Ibid.

[9][9] Titre de l’article publié dans le journal Ouest-Éclair du 22 février 1911.

[10] Laloy avait été conseiller municipal d’Edgar Le Bastard.

[11] Biographies de la famille Lévy dans l’article Chmura (S.), « La Bretagne au stéréoscope : de la carte-stéréo à la carte postale stéréoscopique », in cartes-postales de Rennes ou d'ailleurs, juin 2018, http://cartes-postales35.monsite-orange.fr

[12] Ouest-Éclair, 22 février 1911.

[13] Ouest-Éclair, 24 février 1911.

[14] Ibid.

[15] Ouest-Éclair, 28 mars 1911.

[16] Ouest-Éclair, 2 avril 1911.

[17] Ibid.

[18] Extrait de l’assignation publiée par le journal Ouest-Éclair du 2 avril 1911

[19] Ouest-Éclair, 4 avril 1911.

[20] Ouest-Éclair, 2 mai 1911.

[21] Le Petit Parisien, 2 novembre 1911.

[22] Ouest-Éclair, 23 novembre 1911.

[23] Janvier (J.), Andrieux (J.-Y.), Laurent (C.), Quelques souvenirs, Jean Janvier Maire de Rennes, Rennes, PUR « Mémoire commune », 2000, p. 59 et succ.. note 2. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/44260>. ISBN : 9782753565685. DOI : 10.4000/books.pur.44260.

[24] Ouest-Éclair, 30 juillet 1911.

[25] Ouest-Éclair, 6 août 1929.

[26] Henri Marie Laurent, photographe (Port-Louis, 6 avril 1880 – 6 mai 1960) et son épouse Jeanne Gabrielle Marie Nel (Rennes, 24 juillet 1882-Port-Louis, 16 mars 1961).